Prévention du harcèlement : à l'épreuve du numérique
Au terme de plusieurs décennies d’un déni 100 % français, le harcèlement à l’école est enfin devenu un enjeu éducatif prioritaire. Dans les établissements, les équipes sont en mesure de le repérer et d’y apporter des réponses. Par Jean-Pierre Bellon et Bertrand Gardette
Si le déficit de formation spécifique n’était pas criant, nous pourrions espérer une intégration rapide de nouvelles compétences de détection et d’action à la culture professionnelle des personnels. Cependant, la montée en puissance du cyberharcèlement modifie la donne. Démultipliant le pouvoir et la vitesse de nuisance de harcèlement conventionnel, les cyber-agressions s’avèrent redoutablement efficaces. Dans un espace virtuel où l’empreinte éducative des adultes est insignifiante parce que ceux-ci ne maîtrisent guère plus cet univers que les enfants, tous les coups sont permis. Les capacités de discernements sont flouées. Elles entraînent des confusions entre le vrai et le faux, entre le privé et le public, entre l’intime et le partagé ou encore entre le rire et l’agression. C’est sur ce terreau que prospère le sexting, forme la plus redoutable de cyberharcèlement.
Dans les établissements scolaires, parfois dès l’école primaire, le téléphone portable et l’accès à Facebook sont les vecteurs de la très grande majorité des problèmes de ce que les pays anglo-saxons nomment le cyberbullying. La parenté entre la forme conventionnelle et la forme virtuelle du harcèlement est incontestable, cependant le cyberbullying possède une instantanéité spatiale et temporelle spécifique. En quelques clics – et donc en quelques minutes – une photo compromettante peut faire le tour du monde, transformant chaque internaute-relai en un complice. Il n’est plus nécessaire au harceleur, porteur de l’intention initiale de nuire, de répéter ses méfaits sur la durée. Il lui suffit de mettre une image en ligne une seule fois pour que la dynamique s’enclenche sans retour possible. La cyber-agression se métamorphose alors en un tatouage virtuel.
L’autre particularité du cyberharcèlement est le caractère particulièrement corrosif de ses attaques. Le scrupule que pourrait éprouver un agresseur à ne pas trop bousculer sa victime dans une situation de face-à-face disparaît devant l’écran de l’ordinateur. Les agressions, plus mordantes, échappent à l’esprit critique de jeunes internautes pour qui toute information véhiculée par l’Internet est vraie par nature. Même si tous ne sont pas si naïfs, la quête du buzz triomphe des dernières réticences morales.
En nous penchant sur les caractéristiques des protagonistes du cyberbullying, d’autres régularités émergent. La première est que les élèves cyberharcelés sont trois à cinq fois plus victimes de harcèlement conventionnel que les autres. La cyber-agression par téléphone portable ou internet n’a que très rarement un fonctionnement autonome. Elle est un outil supplémentaire au service d’un agresseur qui n’aurait pas osé rêver d’armes aussi performantes cinq ans auparavant.
Le cyber-espace démultiplie le harcèlement
La seconde particularité concerne l’âge d’accès au téléphone ou à Facebook, l’hégémonique réseau social. Environ 60 % des élèves sont équipés de téléphone et 45 % ont un compte Facebook avant l’entrée au collège. Or, il s’avère que ces élèves sont beaucoup plus exposés au harcèlement en tant que victimes et, dans des proportions encore plus importantes, en tant qu’agresseurs. La surexposition devient alarmante chez les élèves équipés de portable (25 % d’entre eux) ou membres du réseau social (20 % des élèves) à dix ans et moins. Ceux-ci sont deux à trois fois plus victimes et harceleurs que la moyenne des élèves. L’étanchéité qui existait dans le harcèlement conventionnel entre victime et agresseurs vole en éclat dans le cas du cyberbullying.
La troisième particularité du cyberharcèlement est la surexposition des filles et, particulièrement en collège, des plus âgées (4ème et 3ème). Elles rencontrent plus de problèmes avec les téléphones portables et surtout dans l’usage d’internet. Les ennuis sont plus importants pour elles que pour les garçons. Notons que les conséquences les plus lourdes, de l’aveu même des collégiennes, se rencontrent chez celles qui ont le plus accès à un ordinateur dans leur chambre, c’est-à-dire dans cet espace que les adolescents considèrent comme le saint des saints de leur intimité. Les deux tiers ont connu des déboires dans leur utilisation d'internet ou du téléphone portable et, pour 20 % des filles, les répercussions ont été majeures. Chez les filles de 3ème ayant un accès internet depuis leur chambre, plus de 80 % reconnaissent avoir rencontré des problèmes et 30 % ont eu à subir des conséquences très importantes. Mieux équipées en smartphones, plus utilisatrices et probablement plus libres dans leur utilisation, les collégiennes de 3ème n’en sont pas pour autant plus aguerries.
L'une des particularités du cyberharcèlement est la surexposition des filles et, notamment en collège, des plus âgées (4ème et 3ème.)Le sexting est la diffusion de photographies dénudées ou à caractère sexuel prises soit à l’insu de la victime et mises en ligne par l’agresseur, soit, le plus souvent, envoyées par la victime elle-même, dans le cadre d’une relation intime, à un proche qui, trahissant la confiance qui lui avait été accordée, la transmet à d’autres élèves qui se chargent de la relayer. Dès qu’un tel document circule dans un établissement scolaire, les dégâts deviennent irréversibles. Le rythme de diffusion de l’image est exponentiel, les filles sont autant destinataires que les garçons. Le phénomène devient ravageur lorsque les autres élèves, prétendant s’ériger en gardiens des bonnes mœurs se retournent violemment contre la victime. Face à la quasi-impossibilité pour les victimes de restaurer leur dignité, plusieurs cas de suicide sont à déplorer à l’étranger. Loin d’être un phénomène marginal, le sexting est en train de monter en puissance dans les établissements scolaires. Dans l’hexagone, les témoignages de plus en plus fréquents d’élèves et de familles nous laissent penser que c’est au collège que les formes de sexting les plus épouvantables se développent. Alors que faire ? Tout d’abord alerter les filles qui sont les premières victimes, mais aussi mettre l’ensemble des élèves face à leurs responsabilités morales et juridiques. Nous sommes toujours étonnés de constater que les notions fondamentales du droit relatives aux nouvelles formes de communication, tout en étant mentionnées dans certains programmes, ne trouvent pas spontanément leur place dans les discussions en salle de classe. En matière de prévention du cyberharcèlement, la culture du droit fait incontestablement défaut à la culture générale des personnels. Il est également impératif de développer des films de sensibilisation à l’image de ceux qui ont font leurs preuves à l’étranger (Grande-Bretagne, Suisse, Australie…).
Il est urgent d’agir en organisant des campagnes de prévention avant que le sexting ne soit à l’origine, en France cette fois-là, de nouveaux cas de suicide d’adolescents.
À lire
Harcèlement et cyberharcèlement à l'école – Une souffrance scolaire 2.0, de Jean-Pierre Bellon et Bertrand Gardette, ESF Éditeur (2014), 160 pages, 24 euros